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Quels répertoires pour les amateurs ? - Judith Sibony - entretien avec Maguy Marin

Par Sonia Leplat, le 5 juin 2024.

Dans le cadre d’une observation sur le lien entre les pratiques en amateur et les répertoires en 2021, la journaliste et autrice Judith Sibony s’est entretenue avec plusieurs personnalités du monde du spectacle, ici la chorégraphe Maguy Marin.

La pièce de Maguy Marin intitulée May B créée en 1981 est une des pièces chorégraphiques les plus re-dansées par des amateurs dans le cadre du dispositif « danse en amateur et répertoire » du CND. Elle a été reprise cinq fois depuis la création du dispositif en 2006.

Entretien avec la chorégraphe Maguy Marin

« Pour que les pièces restent vivantes, il faut accepter une certaine ‘dégradation’. Je ne suis pas puriste »

La première fois qu’on vous a dit : il y a des amateurs qui voudraient re-danser May B, comment avez-vous réagi ?
Frank Zappa [1] a dit quelque part que, son travail, il considère que les gens peuvent s’en emparer et en faire ce qu’ils veulent, le tordre, le dénaturer... Bien entendu, il y a toujours des enregistrements qui permettent d’entendre la version originale créée par Zappa.
Dans la danse, contrairement à la musique où il y a une partition et un enregistrement, les œuvres sont a priori vouées à l’oubli, même si avec la vidéo, on peut maintenant avoir une idée de ce qu’a été un spectacle. Mais pour garder l’esprit des pièces, c’est très difficile. Pour qu’elles restent vivantes, il faut accepter une certaine « dégradation ». Je ne suis pas puriste. L’idée que les gens puissent traverser ce travail ne me déplait pas, si cette appropriation est un facteur de découvertes, de plaisir et d’invention.
A propos des reprises de May B par des amateurs, je ne peux pas vous répondre « J’étais d’accord ou enthousiaste », tout simplement parce que pour moi, tout ça est naturel ; il n’y a pas de différences entre amateurs et professionnels dans le processus de création. L’exigence est la même. Chacun doit passer par un tâtonnement bénéfique qui dépayse ses certitudes. Je peux dire que je n’apprécie pas les professionnels installés dans leur savoir. Notre art a besoin d’une circulation entre gens qui ont été formés et gens qui font d’autres métiers, ça rend les choses très vivantes.

Selon vous, pourquoi est-ce toujours May B que les amateurs veulent redanser ?
La plupart des autres pièces sont plus difficiles à remonter car elles sont plus techniques. Cela ne veut pas dire que May B soit facile à exécuter, loin de là, mais la pièce accueille ceux qui s’y mettent et permet d’en faire quelque chose. Au moment de la création, il y avait, dans la distribution, cinq professionnels et quatre garçons qui savaient à peine danser. J’avais fait passer une annonce dans un cours de danse en disant que je cherchais quatre hommes d’âges différents et d’un niveau technique très variable. J’ai fait une petite audition en catimini et les gens que j’ai choisis n’avaient pas de technique, je les ai choisi pour leur personnalité. Du point de vue des « professionnels », c’étaient peut-être de mauvais danseurs ; ils n’étaient pas intégrés à des troupes. Mais à mes yeux ils étaient passionnants.
J’ai toujours eu un noyau de danseurs qui ont un bagage technique solide mais qui ne correspond pas forcément à l’idée générale qu’on se fait de la technique en danse. Et j’ai toujours eu dans ma compagnie des gens qui n’ont pas forcément de formation, des danseurs qui pouvaient être considérés comme des amateurs par le milieu. On n’est pas obligé d’avoir fait une formation technique dans des écoles diplômantes pour faire le travail que je propose.

En ayant la passion et le courage de travailler assidument, les gens arrivent à faire des choses magnifiques.

Comment se passent les répétitions des reprises de May B avec les amateurs ?

C’est rarement moi qui les anime, mais à un moment donné je vais toujours voir ce qui se passe. Il y a toujours un danseur de la troupe, car il faut quelqu’un qui connaisse l’exigence de chaque geste, et surtout, d’où provient telle ou telle intention. Sinon, on tombe facilement dans la caricature, surtout avec May B. Les répétitions doivent se faire dans un certain état d’esprit. Ce n’est pas juste pour le plaisir.
Quand les répétitions étaient dirigées par des professeurs de danse (et non par des danseurs qui avaient participé au spectacle), le résultat était souvent assez désespérant. Les gestes de la chorégraphie revenaient à faire le petit vieux ou le petit handicapé débile. May B ce n’est pas ça. C’est chercher en soi des fragilités qui peuvent exister chez d’autres, mais qu’on a aussi. Même avec talent, il ne s’agit pas de « faire » le petit vieux, c’est véritablement chercher le petit vieux qui est en nous. Travailler sur nos propres faiblesses.
C’est un aspect qui manque aux professionnels car on apprend aux élèves à être le plus fort. Cela manque de chercher plus du côté des faiblesses que de la performance. L’amateur peut y arriver plus naturellement, mais du coup, lui, il faut lui imposer certaines exigences pour
ne pas dévier vers quelque chose de facile et de caricatural.

Ces dernières années, vous avez créé des spectacles avec des amateurs dans le cadre du dispositif « pièces d’actualité », au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers ainsi qu’au Théâtre Gérard-Philipe, à Saint Denis. [2]. Comment était-ce ?
Pour moi, ça ne veut pas dire grand-chose « amateur ». Je n’oppose pas les amateurs et les professionnels. Ce qui est source d’inspiration et source de création, c’est la personne en face de moi. Je pense à la personne, avec son corps, ses désirs, ce qu’elle transmet, donc ce que je fais avec les amateurs n’est pas différent de ce que je fais avec les gens de ma compagnie. La seule différence, c’est la question du temps : ils n’ont pas toute la journée, le temps de recherche et de travail est réduit. Et puis le nombre, aussi : au TGP, j’avais un groupe de trente personnes ; c’est très difficile à gérer, surtout sur un temps court, avec des âges et des profils très différents. A Aubervilliers, j’ai ressenti le même manque de temps, mais le groupe ne comptait que huit personnes.
L’autre différence avec les professionnels, c’est la ponctualité comme rapport à l’engagement : tel jour ils ne peuvent pas venir, à telle heure il faut rentrer préparer à manger, s’occuper des enfants etc... C’est troublant, mais de ces deux expériences, je dirais qu’elles sont pour moi synonymes de beaucoup de difficultés, et beaucoup de plaisir aussi.

La vie prend sa place dans le travail et vice versa.

Avez-vous vécu, au contact de ces amateurs, des choses qui vous ont nourrie en tant que chorégraphe ?
Dans les deux cas, il s’agissait de populations émigrées pour la plupart : beaucoup de gens qui venaient de loin. C’est ça, le plus riche : devoir capter très vite qui sont ces gens. Et puis cette évolution : d’abord ils se trouvent toujours en dessous de tout ; ils pensent qu’ils ne sont capables de rien, et en fait, ils sont capables de tout. Alors que les professionnels, eux, pensent qu’ils sont capables de tout...

De ce point de vue, on peut dire que les objectifs sont opposés : avec le professionnel, il faut chercher la fragilité ; tandis que l’amateur, il faut lui donner confiance pour qu’il dévoile ses capacités méconnues. Est-ce que ça vous change, en tant que chorégraphe, ces contacts avec les amateurs ?
Oui, mais ça fait 25 ans que les autres me changent. Quand j’étais au CCN de Rillieux-la-Pape [3], on passait une grande partie de notre temps à faire des ateliers dans les écoles, les collèges, pour des associations de femmes, etc. C’était très important pour moi, le fait de travailler dans un quartier avec des gens qui y habitent.

On retrouve ce lien d’être à être, et pas cette opposition artiste face à quelqu’un qui n’est pas artiste.

Et c’est un de mes buts : retrouver ce lien d’humanité si ténu. Ça m’a énormément influencée. Pas comme une expérience personnelle que j’aurais eue envie de développer pour moi-même, mais comme un moyen d’élargir la vision du monde qui m’était renvoyée.

Quand vous faites danser des amateurs, est ce que vous cherchez plutôt à mettre en valeur ce qu’ils sont, ou à leur faire jouer autre chose pour les faire sortir d’eux-mêmes ?

Je ne cherche absolument pas à faire sortir les amateurs d’eux-mêmes ! Je ne m’y connais pas dans ce domaine. Je cherche par des moyens ludiques à faire jouer les personnes comme lorsqu’on est enfant. Je m’appuie sur ce que je suis pour faire ce qui est à faire. La question n’est pas est ce que je suis moi-même ou est-ce que je joue un rôle. Ce qui compte, c’est la façon dont on travaille pour que ce ne soit pas une exposition, une exhibition. Et il faut beaucoup d’attention pour travailler avec les gens ; qu’ils soient professionnels ou amateurs, il faut toujours faire attention à ne pas les mettre en difficulté. Surtout pas chercher quelque chose de l’ordre du dévoilement ; ce serait obscène. La question de savoir « qui est qui », ce n’est intéressant pour personne. Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment, à un moment donné, se saisir d’une parole, d’un geste et, avec ce que je suis, comment tenter de faire émerger un monde poétique qui atteigne celui qui y assiste.


Notes

[1Un autre chorégraphe : Jean-Claude Gallotta, cite aussi volontiers Franck Zappa comme modèle d’un patrimoine voué à faire l’objet d’une appropriation qui lui échappe. « Je vois plein de jeunes qui jouent mieux que moi ce que je fais, comment ont-ils fait, où ont-ils appris ? », aurait dit le musicien, cité par Gallotta.

[2La Petite Espagne, mise en scène Maguy Marin, avec José Agost, Luisa Ruiz-Nello, AndreínaIbedaca Fernández, Sonia Domínguez, Teresa Rodriguez, Alfonso Izquierdo, Maria Martin Muñoz. Théâtre de la Commune 2014
Et Octobre à Saint-Denis. TGP 2019

[3Maguy Marin a dirigé ce Centre Chorégraphique National situé dans une banlieue populaire de Lyon pendant treize ans, de 1998 à 2011.


Le site de la compagnie de Maguy Marin
https://compagnie-maguy-marin.fr

La vidéothèque de « Danse et répertoire »
https://www.numeridanse.tv/accueil